dimanche 7 février 2016

ABf 1.7

Je n'ai pas vu passer la semaine. Littéralement, doublement. Vu qu'on n'a pas vraiment conscience du temps qui passe ici. Je veux dire qu'il suffit de ne pas regarder les écrans et on échappe à tout ça. Ensuite, parce que mon emploi du temps était si serré (par Burkina "Fasto") que j'en ai oublié de dormir.
C'est une certaine Alice Turmann qui est venue me voir à la fin d'un cours de Techniques hydroponiques en milieu hostile pour me signaler "gentiment" que je couvais une impressionnante série de carences, ce qui l'inquiétait.

Bon, d'accord, lui ai-je dit. Et.. je fais quoi, alors ? Vous n'allez pas me jeter dehors, pas vrai ?
Je ne crois pas que quiconque dispose d'un tel droit à bord.
Vous ne croyez pas ? Mais vous n'en savez rien..
Non, en effet. Pourtant, je suis certaine que si vous ne faites pas un vrai repas suivi d'une nuit de sommeil avant le Lancement, vous risquez de mal le vivre. Et disons que c'est mon rôle de m'occuper de vous.
Très touchée. Le Lancement ? C'est quand, déjà ?
Demain. Je veux dire, dans 24 heures. Un peu moins.
Déjà !
Nous nous taisons un instant.
Si je dors, dis-je, je vais rater le dernier cours de Secourisme en zéro-gravité.
Désolée. A vous de voir.
Vous bilez pas. Pour le coup, je suis épuisée. Je vais aller manger n'importe quoi puis dormir n'importe où. Je mettrai un réveil pour me tirer des bras de Morphée une heure avant le Big L. Et vous, au fait, vous avez mangé ?
Euh.. non.
Je vous invite.
Si tant est que cela puisse signifier quoi que ce soit à bord du Haniwa.

A la cantine la plus proche, nous tombons sur Ylan, qui me regarde d'un œil torve. Sans rien dire, je lui fonce dessus, me lance dans ses bras interminables en l'étreignant comme une gamine qui retrouve son tonton préféré. Pendant une seconde, j'ai l'impression qu'il va me laisser tomber. Je commence à glisser..
Mais il finit par se décider à me retenir. Après un instant décent, je me laisse retomber au sol.
Ylan.. Alice.. et réciproquement.
Je dis ça vite fait parce que les formalités et moi, on n'a pas été présentés.
On s'attable après avoir préparé à bouffer pour quatre dans la cambuse commune. J'ai eu le nez creux parce que nous sommes bientôt rejoints par Byron Eldritch Clamorgan, l'informaticien quantique et anglais, que je présente à tout le monde entre deux bouchées de.. je ne sais trop quoi. Un truc qui traînait dans un frigo..
Après avoir ingurgité deux assiettes, j'ai oublié ma fatigue et j'entends de nouveau ce qui se dit à la table.
Dites, les gens.. Vous ne trouvez pas qu'il y a un problème d'aurorité, sur ce rafiot ?
Ils me regardent bizarrement, tous les trois.
Venant de ta part, dit Ylan, c'est une remarque plutôt intrigante.
Pourquoi ? fais-je l'innocente.
J'aurais cru que l'autorité était justement un problème à tes yeux, et que par voie de conséquence, son absence représentait la solution idéale.
Mon cher, dans l'absolu, tu as moult raison. Mais enfin, d'un point de vue pratique, est-ce qu'un pareil projet peut avoir la moindre chance de réussir sans une hiérarchie, même quelconque ? Sérieusement ?
Statistiquement, répond Alice, on n'en sait rien, puisque c'est la première expérience de ce genre dans toute l'histoire humaine.
D'un autre côté, dit Ylan, d'un point de vue ingénierique, un engin pareil n'a pas besoin d'interventions humaines une fois dûment programmé.
Justement. On ne sait toujours pas pour quelle destination on a été programmé, ni même si on l'a été ou le sera.
Il y a bien quelqu'un qui le sait, merde !
Pas obligé, dit Byron avec son accent marrant. D'après ce que j'ai compris, le Haniwa a assez de ressources pour opérer des changements de cap conséquents. Encore que je ne saurons pas..
Sache.
Thanks. Que je ne sache pas de quel type de comburant il s'agit. Si j'osais, je dirais qu'il y a un mini-réacteur à anti-matière quelque part à bord. Ou peut-être un accélérateur de particules à superposition forcée.
Kézaco ? (moi, toujours aussi scientifique).
Un dispositif qui permet d'impulser des changements d'états quantiques donnés à des particules en quantité massive.
Et ?
Et, complète Alice car Byron a l'air perdu, si l'on fait quelque chose à une masse x à un endroit y, on peut forcer une masse x' à reproduire instantanément le quelque chose à un endroit y'.
Sans déconner ?
Et surtout sans transfert d'énergie, ajoute Byron.
Mais à quoi ça sert ?
Sur Terre, ça ne servirait à.. ou plutôt ça ne marcherait pas. Parce qu'il faudrait une quantité phénoménale de molécules quantifiées pour opérer un changement dans l'objet '. Mais dans l'espace, la résistance du milieu est quasi nulle. On peut donc se contenter d'opérer des changements d'état quantique minimes qui, répercutés sur des micro-réacteurs d'appoint, suffisent à induire des modifications de trajectoire ou de position. L'amplification spatiale fait le reste.
Autrement dit, précise Alice, un millionième de décimale au moment de l'impulsion deviendra un million de kilomètres dans dix ans. De quoi laisser de la marge de manœuvre.
Mais ce n'est qu'une théorie, dit Ylan en s'efforçant de ne pas avoir l'air de casser l'ambiance.
Disons que ça n'a jamais été testé sur un engin aussi gros que le Haniwa. Seulement sur une capsule de six tonnes.
Et ça a marché ?
Il fait une moue. Je vois.
Ecoutez, reprends-je le flambeau. On ne pourra quand même pas sillonner la galaxie dans tous les sens avant de se décider. Il faut bien viser un secteur, au moins, je ne sais pas, moi ; une zone, un système stellaire.
La zone la plus riche en exoplanètes est le système de Kepler, mais il se situe à plus de mille années-lumière, ce qui le met hors de portée de nos moyens techniques. Gliese n'est qu'à une vingtaine d'années-lumière, ce qui est plus facile à envisager. Mais il y a aussi Tau Ceti, qui n'est qu'à une douzaine. Donc, à mon avis..
Il est interrompu par Alice, qui s'étouffe sur son café.
Ceti ? Cetus ! La Baleine, c'est ça ?
Allons, bon, qu'est-ce qu'elle baragouine ? Je la regarde..
Exactement ! s'écrie Byron.
Alice a l'air d'avoir vu un lapin traverser la cantine à la poursuite d'un chat ricanant. Ma parole, mais elle rêve éveillée !
Comment sais-tu qu'on va sur Tau Ceti ? dis-je en remettant les pendules à l'heure.
Je n'ai pas dit que je le savais. Mais c'est ça ou Gliese, et à cause de la Baleine, je..

C'est à ce moment-là que tous les systèmes de comm' de la cantine se sont mis à sonner en même temps comme des acharnés. Alice n'a attendu que deux secondes avant de se précipiter sous la table. Ylan m'a hurlé quelque chose mais peine perdue, étant donné le volume sonore légèrement exagéré. En plus, j'avais les mains plaquées contre les oreilles.
Byron a paru hésiter puis s'est jeté aussi sous la table. Entre nous, à quoi ça sert, sur un vaisseau spatial ? Au mieux, il y a une rupture de coque qui entraîne une fuite d'air et une décompression ; au pire, la carlingue implose d'un coup. Dans le deuxième cas, rien à faire ; dans le premier, un seul choix : trouver la brèche et la colmater.
Dans les deux cas, j'aurais donné cher pour que ça se passe en silence. Heureusement, les sirènes ont fini par s'arrêter ; j'étais à deux doigts de la nausée.
Putain, mais qu'est-ce qui se passe ? ai-je hurlé.
Je savais très bien que c'était inutile mais c'est un peu comme de demander "où suis-je ?" quand on sort du coaltar ; personne n'y coupe. C'est pas un cliché, c'est une obligation physiologique.
Byron avait déplié sa tablette et lisait les nouvelles. Ylan avait, quant à lui, allumé l'écran mural qui montrait l'unique chaîne du bord. Une image apparut, une voix hystérique disant des trucs pas encore compréhensibles.
C'est quoi, ça ? marmonna Ylan.
C'est le Haniwa ? dis-je.
Le gros tube avec un étranglement au milieu, oui, c'est Haniwa, répond Ylan. Mais ça, ce n'est pas une navette régulière.
Il montrait une excroissance de taille non négligeable.
De toute façon, intervint Alice, on n'accepte plus personne à bord depuis 48 heures.
Alors, c'est qui, ceux-là ? s'exclame Hopeless Me.
Faudrait zoomer sur la navette pour lire son identifiant, murmure Ylan.
Mais il est désemparé parce que ce n'est pas prévu sur la télécommande du machin. Sauf qu'on l'écoute peut-être quelque part, puisque l'image se met soudain à zoomer vers un point de la carlingue de ladite navette. Soit le régisseur a eu la même idée que lui, soit on nous écoute. L'inscription se précise.
Du cyrillique, dit Ylan.
Les Russes n'utilisent plus cet alphabet depuis la Convention internationale de 2029.
Donc ce machin a plus de trente ans.
Ces machins, dit Ylan. Regardez cet objet, là . Ce n'est pas un module russe. C'est un module chinois, qui a été désarmé en 38.
Et ça, là, ça vient de l'ESA ; ç'a été greffé.
Bon sang, c'est un vaisseau de récup' !
Les amis, nous avons sous les yeux une Arche en matériaux recyclés.
Un ange passe.
Mince ! Une arche, un ange.. Dans trois secondes, quelqu'un va dire un truc mystique ou se mettre à prier. Pas question !
Putain, mais qui a fait ça ? Et qui est dedans ? Ou quoi ?
Forcément, ceux qui l'ont assemblé.
Pourquoi forcément ?
Personne de sain d'esprit n'accepterait de monter dans ce truc s'il n'en était pas responsable.
Ou d'y être contraint.. commence Alice.
C'est alors qu'une voix surgit de l'écran.
Gens du Haniwa, nous venons de recevoir un message du vaisseau qui nous a abordé.. et qui n'a pas de nom, apparemment. Nous vous le retransmettons dans son intégralité.
Ils l'ont trafiqué, je parie, dis-je.
Chut !
"A l'attention du Haniwa", fait une voix autoritaire, en anglais, avec un accent intraçable, du genre de ceux que les mauvais acteurs fabriquent pour les films de science-fiction à gros budget publicitaire. "Je vous parle au nom du Comité révolutionnaire de la Foi délibérée. Nous avons repris le pouvoir à ceux qui l'avaient usurpé, et nous l'avons rendu au Seigneur universel, Maître de la Foi unique et rénovatrice. Les plus dangereux d'entre eux ont été remerciés définitivement. Les autres sont dans le vaisseau d'appoint que vous venez de recevoir. Considérez qu'il constitue notre cadeau d'adieu et d'encouragements pour votre entreprise que d'aucuns estiment primordiale pour la survie de l'humanité. En ce qui nous concerne, nous préférons assurer la survie de l'espèce ici-bas, car telle est notre destinée latente et manifeste. Bon voyage !"
Le silence est de retour. Tout le monde a envie de poser la même question ("C'est une blague ?") mais personne n'ose le faire.
J'ai l'impression qu'on ne peut pas les contacter directement, dit Ylan, sinon ce serait fait depuis longtemps. Ils n'ont aucune ressource d'énergie. Si nous ne les prenons pas à bord, ils périront en quelques heures.
Nous ne savons pas combien ils sont. Cela peut totalement déséquilibrer notre économie.
Notre économie, elle est modulable, adaptable et étirable jusqu'à 50.000 personnes. Donc, ce n'est pas le problème ; ils ne sont visiblement pas 40.000.
Je vois que tu as déjà décidé.
Il n'y a rien à décider. Voter pour ça serait obscène. Ce que tu sous-entends est atroce.
Quoi ? Tu ne veux pas qu'on réfléchisse avant d'augmenter notre nombre d'une quantité inconnue de bouches peut-être toutes inutiles ?
On n'est pas en démocratie, que je sache. Ceci est un vaisseau militaire.
Prouve-le !
C'est une colonie en gestation.
Personne n'en sait rien. Rien n'a été arrêté.
N'empêche qu'il faut voter. Ne serait-ce que pour prouver que les salauds sont minoritaires à bord.
Je peux organiser ça en dix minutes, dit Ylan. Le vote prendra une heure.
Alors, fais-le. Le Taré de la Foi n'a indiqué que quelques heures de délai..
Pendant une heure, on voit une équipe de volontaires effectuer une sortie en scaphandres pour tenter de joindre le vaisseau "d'appoint". Ils concluent que les sas donnant sur l'extérieur sont soudés ; apparemment, un seul sas fonctionne, celui qui a été collé au Haniwa. S'il faut recueillir l'équipage en urgence, ça risque d'être coton.

Au bout d'une heure, le résultat tombe : 8% d'absentions, 84% de oui, 8% de non.
Le Haniwa a apparemment été mis en état d'alerte, ce qui ne veut pas dire grand-chose à bord d'un vaisseau spatial où la vigilance se doit d'être permanente. Des équipes se sont constituées spontanément pour accueillir les Réprouvés à la sortie du sas. On ne savait pas à qui s'attendre. Ils étaient 987.
Il fallut retarder l'heure du Lancement.
Chaque équipe délégua des reponsables qui se consacrèrent à expliquer rapidement les notions de survie à bord. Il fallut une floppée d'interprètes. Certains des Réprouvés ne voulaient pas partir, je veux dire quitter la Terre. Beaucoup ne comprenaient même pas où nous étions, en fait. Certains furent frappés de crises de déni carabinées, dont il fallut s'occuper.
C'est en plein chaos que retentit le signal du départ, suivi de la mise à feu des fusées de poussée. Il n'y eut pas d'accident ; l'accélération ne dépassait guère 1,25 g. Mais cela fit penser à un petit séisme, avec ceci de spécial que le tremblement se faisait dans une direction unique.
Pour ce que nous en savions, cette direction était l'amas de la Baleine (Cetus) et le système Tau Ceti en particulier. Pour la planète, on verrait sur place ; à une époque, on croyait que e et f étaient viables, mais f avait finalement été déboutée. On le saurait dans 11 ans et demi si on inventait un système de propulsion luminique. Dans 278 ans si on n'utilisait que les lois de la gravitation universelle. Dans une éternité si on devait ramer. Et pas du tout si on se plantait ne serait-ce que d'un milliardième de décimale.

Je n'ai pas l'intention de décrire ici la sensation que j'éprouvai lors de ce départ. Ulysse quittant Ithaque, puissance infinie ? Leif Ericsson quittant l'Islande ? La vérité, c'est que je me sentais plutôt comme Michael Collins le 21 juillet 1969.

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