mardi 12 janvier 2016

SQ 1.7

Finalement, j’avais tort de m’affoler. À peine le temps de me retenir de justesse de me pisser dessus, le mur pare-tout s’élève. Une annonce résonne, à voix calme mais titanesque, genre Dieu annonçant les Révélations pour tout de suite :
AUCUNE BRÈCHE À SIGNALER DANS HANIWA. JE RÉPÈTE : AUCUNE BRÈCHE À SIGNALER DANS HANIWA. VEUILLEZ REGAGNER VOS QUARTIERS, ON VOUS CONVOQUERA ULTÉRIEUREMENT. JE RÉPÈTE : …
Bon, OK. Allons pisser, ça c’est fondamental.
Après avoir constaté que ma vessie contenait que dalle – et il faudra qu’on m’explique l’avantage évolutif, en cas de danger immédiat, de l’urètre en folie ; Darwin, une idée ? – je ressors prudemment. J’aperçois des têtes un peu partout, aussi circonspectes que, j’imagine, la mienne. Peu à peu, tels des chiens de prairie après le passage du rapace, nous osons nous avancer pour échanger des remarques ineptes :
« Vous avez entendu ? » (Ben oui, difficile de faire autrement.)
« Il n’y a pas de brèche, alors ? » (Si on décide de croire l’annonce.)
« Vous savez ce qui se passe ? » (Pourquoi j’en saurais plus que toi, hé !)
« On va nous expliquer ? » (Alors là, je ne parierais pas dessus. Mais, pour me répéter : je n’en sais pas plus que vous, les gars.)
Finalement, une proposition émerge :
« Si on allait en salle de réunion ? »
Aussitôt, l’objection : « On nous a bien dit de ne pas bouger !
— C’est vrai, remarqué-je, mais si on veut en apprendre davantage, c’est sans doute ce qu’on a de mieux à faire.
— Mais si une brèche se produit ?
— C’est dans la salle de réunion qu’on en sera sans doute le mieux protégé, annonce un rouquin. Elle est toute proche de la passerelle, au cœur du navire. »
Voilà qui emporte la décision ! Nous sommes une petite dizaine à nous lancer ; trois, pour leur part, regagnent gentiment leurs quartiers. Dans le groupe majoritaire, quelques voix s’élèvent pour fustiger les « moutons de Panurge ». Amusant, ce renversement…
« Ce serait plutôt nous, les moutons », commente le rouquin, à mi-voix, près de moi.
Tout d’un coup, mon cerveau grince un rouage et je le reconnais : c’est un des responsables d’Écosystèmes, Thierry, surnommé comme il se doit Titi. Ça ne lui va pas du tout, parce qu’il a des yeux de cocker en pleine crise existentielle aggravés par un visage tout allongé et marqué de rides roussies elles aussi.
« Je suis d’accord, réponds-je. J’espère en tout cas qu’on en saura bientôt davantage… »
Nous arrivons à la salle cernée d’une foule ; les portes sont comme toujours ouvertes, mais le nombre de gens voulant entrer crée un étranglement. On s’installe dans un gros brouhaha ; il est clair que notre réaction en dépit de leur message n’a pas pris les autorités au dépourvu : sur l’estrade, une grande femme en uniforme tapote déjà son micro virtuel qui émet un FRSHHH ! archaïque. Elle attend le silence, qui se fait après quelques exclamations et questions oscillant entre mécontentement et angoisse. Puis :
« La junte nouvellement au pouvoir au Guyana a effectué le lancement-pirate d’une série de capsules rudimentaires d’habitation où s’entassent leurs opposants les plus emblématiques. Elle veut nous faire subir un chantage : ou bien nos gouvernements respectifs s’arrangent entre eux pour lui verser la somme de mille milliards de crédits, ou bien elle téléguide ces capsules sur notre vecteur hors-espace, auquel cas, si nous tentons quand même de partir, les Guyaniens et nous, nous entre-annihilerons. Pour rappel, notre fenêtre de lancement se ferme dans vingt-quatre heures. Avez-vous des questions ? »
J’aurais cru qu’après une annonce pareille se déclencherait une tempête, mais non. Tout le monde, comme moi, doit être assommé. Toutefois, une main se lève.
« Oui ?
— Qu’ont dit nos gouvernements ?
— C’est justement parce qu’ils ont refusé dans un premier temps que la junte a organisé ce lancement spatial. Elle prouve ainsi son pouvoir de nuisance : elle a la capacité de bloquer HANIWA.
— Et maintenant, où en sont les pourparlers ?
— Nous sommes obligés de garder le secret là-dessus pour l’instant. »
Là, oui, l’assemblée gueule. « Inadmissible ! » « Nous avons le droit de savoir ! » « Ce sont nos vies qu’on met en jeu ! » Etc.
Ça me fait mal de l’admettre, mais je comprends la position des instances dirigeantes. Elles doivent prendre des décisions pas faciles desquelles dépend directement l’avenir de ce voyage, et sans doute n’ont-elles plus le loisir de ménager la démocratie en trompe-l’œil qui semblait jusqu’ici à l’ordre du jour. Je proposerais bien, après le concours du slogan, de lancer pour le fun un jeu-flash sur la meilleure solution à adopter… D’un autre côté, je ne tiens pas à me faire lyncher sur place.
Pendant ce temps, la (supposé-je) porte-parole de l’état-major laisse passer l’orage avant de poursuivre :
« Nous demandons aux responsables des départements Communications et Écosystèmes de rejoindre immédiatement la salle de briefing. Sa localisation s’affiche en ce moment même sur votre digipoignet. »
Je louche sur celui de Titi, mais sa manche le cache. Ce type, malgré la température égale et agréable du vaisseau, couvre toujours un maximum de sa peau.
Il se tourne vers moi : « Alice, c’est ça ? Je crois que j’aurai bientôt besoin de tes services dans cette crise. Retourne à ta cabine, je te contacte dès que possible. »
Un peu cliché, non, le coup du L’heure-est-grave-on-se-tutoie-pas-de-chichis ? D’accord, c’est pas le moment d’ergoter. Je réprime un salut militaire, hoche la tête et m’éloigne dans la presse tandis que des robots courts sur pattes à sirène dégagent un chemin aux huiles.

Et maintenant ?

Je n’ai pas envie de me joindre aux discussions passionnées, dans le meat ou le cyber space, concernant la situation. Rumeurs, yakàfaucon, analyses interminables au raisonnement circulaire, non ! Retour à ma cabine.
Quelque chose sur ma messagerie ? Je me rends compte que je cède à l’hystérie générale moi aussi, parce que ladite messagerie ne manque pas de me signaler de manière plus ou moins discrète quand du neuf se produit… Rien à faire, j’agite les doigts dans l’air pour déclencher l’interface.
Ah si, il y a quelque chose. On m’invite à cliquer sur un lien. Soit.
Je me retrouve immédiatement projetée dans l’espace, ce qui surprend toujours un peu. J’avale une bonne goulée d’air et frissonne, bien que ma situation physique, si je raisonne un poil, n’ait en rien changé. Immersion très convaincante, surtout sans combinaison RV !
Virtuelle ou réelle, l’image… Voire, améliorée pour les besoins de la cause ? Voilà une question légitime… Déjà, il s’agit à coup sûr d’une émission pirate, me dis-je en culbutant impuissante, en considérant la voûte céleste qui tournoie comme une cuite géante. Aucune sonnerie d’avertissement, pas d’habillage « Coucou, c’est H2O qui parle », le lien brut, arrivé chez moi en court-circuitant tous les pare-feux. Flippant.
De la propagande des maîtres-chanteurs, décidé-je tandis que la nausée menace de l’emporter, probablement pour jouer sur la corde sensible et pousser l’opinion publique à fléchir la direction d’HANIWA. Comme si elle y pouvait quelque chose !
Jusqu’à plus ample informé je penche pour du virtuel ; parce que sinon, elle sort d’où cette caméra qui se balade sans attaches en plein espace interplanétaire, qui se stabilise juste au bon moment pour capturer une noria de piteuses capsules ?
Il est vrai que je ne connais pas bien l’état de l’art sur ce sujet ; peut-être sait-on déjà fabriquer ce genre de gadget ; si ça se trouve il y a dehors tout un réseau de petits appareils genre facettes d’yeux d’insectes, en train de construire une image composite pilotée en temps réel par intelligence artificielle. Merveilleux monde que le nôtre, où la technologie de plus en plus précise fait qu’on peut de moins en moins se fier à ses yeux !
Toujours un peu étourdie par ce voyage tourneboulant, je glousse devant l’aspect du train de réfugiés. L’esthétique favelas appliquée au programme spatial, fallait le faire… Car enfin, manque de moyens ou pas, faut bien que les véhicules soient étanches grave, non ? Alors à quoi riment ces parois qui vont dans tous les sens, piquetées de rouille, ce patchwork sordide de matières – couleurs – géométries délirantes ?
Eh, ce serait pas de la tôle ondulée là-bas ? Ah, déjà hors-champ, la caméra zoome sur un hublot crasseux et même fêlé. Tant qu’à faire.
Comment imaginer qu’un bazar aussi mal fichu soit parvenu à quitter l’atmosphère sans se désintégrer ? Pour un peu, ils auraient collé des fils à linge entre les wagons, avec des draps flottant aux vents solaires, et puis des robinets mal fermés en train de goutter à l’extérieur… C’est complètement invraisemblable.
Ah, voilà qu’une figure apparaît de l’autre côté du verre entre deux taches de givre bruni, celle d’un vieil homme aux rides joyeuses, genre philosophe de rue. Il me fait signe ; automatiquement, je réponds.
Sans transition, je me retrouve face à lui, à l’intérieur de sa cabine-placard. Un lit est plaqué contre le mur, deux chaises dures se font face. Nous nous asseyons.
« Cette approche me pousse à mettre en doute tout ce que vous pourrez me raconter, attaqué-je, bille en tête. Je n’imagine pas une seconde que vos capsules ressemblent à cela… Et vous, êtes-vous un humain en chair ou une synthèse guidée par AI ? »
Il fronce un peu les sourcils, cela ne dure pas. Son sourire sagace et patient revient.
« Turing est dépassé depuis peu, mais cela suffit, ne m’apprend-il pas. Vous n’avez aucun moyen de trancher dans un sens ou dans l’autre à partir de notre seule conversation. Alors autant me faire confiance, non ? Je me nomme Azúl Biscambío.
— Alice Turmann, soupiré-je parce que, bien sûr, il a raison. La junte vous a expédié dans l’espace ?
— … et me donne, comme à quelques autres ici, le moyen d’infiltrer vos messageries. Peu, parmi vous, répondent.
— Nous sommes un peu occupés en ce moment, avec notre départ urgent rendu soudain impossible…
— Nos leaders ont pu cependant contacter les vôtres ; moi je ne suis que du menu fretin, une bouteille dans le vide pour tenter de gagner votre opinion publique.
— C’est une mauvaise tactique, le contré-je. Je n’ai pas l’impression que nos dirigeants soient du genre à nous écouter, sauf pour des décisions cosmétiques… »
Il hausse les épaules. « Ce n’est pas comme si j’avais mieux à faire. On a conseillé aux vieux comme moi de rester confinés dans leurs quartiers sans bouger pour ne pas consommer trop d’oxygène. Nos ressources sont calculées au plus juste.
— Tout se réduit à des besoins énergétiques, fais-je remarquer. Me contacter est un gaspillage comme un autre, de ce point de vue. »
Il a l’air soudain découragé.
« Écoutez, reprends-je, assez honteuse, sachez que, si cela dépendait de moi, je m’emploierais de toutes mes forces à ce que vous puissiez tous embarquer ! Je…
» Ah, désolée, un appel prioritaire de HANIWA. Je dois vous laisser.
— Ben, voyons… »
Il ne me croit pas. C’est son problème. Je coupe notre canal et accepte la vidéo entrante. Tiens, voilà Titi !
« Alice, la cellule de coordination te demande d’effectuer à partir des données de suivi des écosystèmes une simulation des contraintes qu’entraînerait l’accueil d’un millier de réfugiés. Que devrions-nous sacrifier en termes d’espace et de biodiversité pour que cet accueil se fasse dans de bonnes conditions ? Nous attendons la réponse pour il y a un quart d’heure, bien sûr. Je compte sur toi ! »
J’ai horreur de cet humour de chef de projet. La réponse il y a un quart d’heure, pfff ! Le point positif, en tout cas, c’est qu’on envisage sérieusement en haut lieu d’embarquer les naufragés ! Je suppose qu’on a mis plusieurs personnes en parallèle sur le coup pour étudier les différentes réponses. Tiens, une autre occasion de concours.
Ne pas laisser ma tête me parasiter. Je me harnache tout de suite en immersion dans l’espace des capteurs en temps réel. Les groupes de données apparaissent comme des blocs multicolores à géométrie interdépendante. Agir sur un seul aspect entraîne des rétroactions multiples sur d’autres et, de proche en proche, tout le paysage se modifie… À moi de trouver la formule qui permettra de gérer l’arrivée de mille humains, sachant que le besoin moyen d’un individu est de… Mmmh, mais quelle est au juste la composition de cette population, beaucoup d’enfants ? Ont-ils déporté les seuls opposants politiques, ou leurs familles aussi ? Je dois prendre plusieurs configurations en compte, voyons…
Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? Et c’est qui, d’abord ? Il apparaît dans le paysage et bouscule mes savantes projections ; un mathématicien n’y retrouverait pas ses suites !
« L’activité inhabituelle de consultations multiples sur les données des capteurs dans les écosystèmes nous a alertés, m’annonce-t-il.
— “Nous” ?
— Le Comité de Vigilance. »
Je me méfie toujours des gens qui font sonner les majuscules des sigles. Et du mot « vigilance » aussi, d'ailleurs. On démarre mal, nous deux.
« De quel droit vous permettez-vous d’intervenir dans une simulation de travail privée ? » aggravé-je la situation.
Mais l’autre ne se hérisse pas, il est sûr de lui, de sa fin et de ses moyens.
« Du droit à la survie, tout simplement. La nôtre et la vôtre, même si je ne m’attends pas à des remerciements de votre part. »
Bien vu, mon gars.
« Accueillir ces réfugiés serait catastrophique, poursuit-il. Toutes les redistributions de ressources n’y changeront rien ; l’absorption de 10 % de population supplémentaire déséquilibrerait de manière irréversible l’harmonie culturelle de notre société fermée. Cela doit être empêché, nous ne pouvons admettre que les dirigeants d’HANIWA aient la faiblesse coupable d’envisager cette opération. Je suis missionné pour mettre fin à votre travail et vous placer aux arrêts en attendant la fin de la crise.
— Comment comptez-vous m’imposer votre volonté alors que vous n’êtes pas physiquement présent ? » répliqué-je en lançant un appel neuronal d’urgence.
Je me retrouve paralysée. Il a suffi à cet enfoiré de me placer en position d’observatrice sans droit d’intervention ! Voilà du bon hacking, rien à dire. Enserrée dans ma combinaison RV qu’il pilote désormais, je le fusille du regard.
« Il a fallu un peu de temps à notre spécialiste pour me donner tous les droits pendant que nous bavardions », précise-t-il. Merci, j’avais compris.
Il entreprend de filer de grands coups de tatane dans les blocs de données, traduction cinématique d’une entreprise de corruption systématique… Même si « on » le met rapidement hors d’état de nuire, comment récupérer ces éléments de base pour les calculs ? J’ai envie de pleurer ; j’imagine que l’offensive de la clique se poursuit sur d’autres fronts, que le putsch s’accomplit et que bientôt je n’oserai même plus ricaner devant les stratagèmes des nouveaux décideurs !
Quelque chose se passe… Comme un flou dans un coin à droite, un tremblotement de l’image, indépendant des bouleversements apportés par l’autre pignouf qui s’en donne à cœur joie.
Ça se précise ! Je vois se former une espèce de filet dans la trame même de l’espace, une distorsion qui avance, s’approche de l’intrus, lui bloque les membres. L’homme tourne un peu la tête, le temps de me lancer un regard pas content, et pouf ! plus rien ! Il a disparu.
Je recouvre en même temps ma liberté de mouvement. Ouf ! Une voix robotique dans mon oreille :
« Intervention terminée, hacking désamorcé. Veuillez attendre quelques secondes la restauration des données…
— Un coup d’État sur HANIWA ! m’écrié-je. Cette attaque n’est sûrement pas la seule, il faut alerter tout le monde ! Vous avez bien reçu mon appel de détresse neurale ?
— Oui, mais l’alarme était déjà donnée. Désolé pour ce moment d’inconfort. La situation est sous contrôle. Nous avons tout remis en place, vous pouvez reprendre votre travail. »
Euh… bon, d’accord. Pas le moment de réclamer une cellule de soutien psychologique, je comprends bien. Je contemple le paysage rétabli à avant mon intervention et inspire un bon coup.
Faire et défaire, c’est toujours travailler.

Accablée, je me suis assise devant l’océan miniature. J’attends la vedette depuis dix bonnes minutes. Les baleines à bosse, ai-je appris, peuvent demeurer une demi-heure sous l’eau mais en général se limitent à un quart d’heure de plongée. Celle-ci, peut-être pour nous côtoyer le moins possible, dépasse souvent les vingt minutes.
Le site d’HANIWA indique que l’expédition l’a sauvée d’une fin prématurée, il s’agit d’une des toutes dernières de son espèce, très affaiblie par la pollution. On a ôté ses ovaires avec tous les ovules en devenir, collecté du sperme de différents donneurs – je m’interroge sur la méthode employée –, conservé ces gamètes divers dans les cryobanques du vaisseau. Notre intervention aura accordé un sursis à cette ultime ambassadrice d’une des innombrables espèces condamnées par notre existence.
Un sursis bien triste, sans personne pour comprendre son chant et lui répondre ! Si ça se trouve, elle est folle perdue de solitude, me dis-je pour me consoler. En pleine dépression mysticète.
Mais j’ai du mal à avaler que notre expédition commence par un tel sacrifice. Je ferme les yeux un instant. Il ne faut pas que je m’endorme, le départ est imminent. On a dû embarquer les réfugiés – je n’ai rien remarqué depuis mon antre où je jonglais avec les paramètres des écosystèmes –, et vogue la galère ! Sous les cieux noirs, dans les tempêtes cosmiques…
Je me sens partir, je rouvre les yeux, je sursaute. Titi !
« Tu m’as fait peur, râlé-je histoire de râler.
— Je suis passé chez toi pour te donner les résultats, ta porte m’a dit que je te trouverais ici. »
Oui, bien sûr, ma porte dispose de mes données bio-localisatrices en temps réel. Indispensable, m’a-t-on dit à la visite médicale d’accueil. Raisons de sécurité. N’empêche que ma puce sous-cutanée, dans des moments comme celui-ci, me démange.
« Je tenais à te féliciter pour ton travail, poursuit-il. Tu t’es donnée sans compter.
— Faut voir le résultat, grommelé-je tête baissée. Impossible de sauver la baleine, sauf à se débarrasser de presque tous les autres écosystèmes… Trop gourmande en énergie et en biomasse, trop volumineuse, trop tout. J’ai passé la nuit – comme s’il y avait du “jour” sur HANIWA – à chercher une solution ! Je ne voulais pas non plus la confiner, ç’aurait été de la pure cruauté… Non, on doit sacrifier l’océan, éventuellement le répartir en mares d’agrément par-ci par-là. Merde ! »
Je n’ai même pas envie de savoir quelle solution a été retenue. Après le départ, je suppose que les réaménagements iront bon train et qu’on servira très vite des sushis inédits à la cantine.
Titi se tait. Je le regarde, il a l’air tout gêné. Peut-être n’apprécie-t-il pas la grossièreté chez une femme. Il s’affale tout à côté de moi et me pose une main compatissante sur l’épaule. Je me crispe, il la retire. D’accord, on peut causer.
« C’est pour cela que je suis venu te voir, reprend-il. Je savais que devoir sacrifier la baleine te bouleverserait… pourtant tu l’as fait. Tu as proposé des solutions astucieuses, bien équilibrées.
— J’ai gagné le concours ? » supposé-je d’une voix étranglée.
Il ne tient pas compte de mon interruption piteuse.
« Cela t’intéressera peut-être de savoir que la tentative de putsch d’une faction restreinte de la hiérarchie militaire a été vaincue. Elle voulait imposer ses vues, refuser l’accueil des réfugiés et faire débuter le voyage sous les auspices d’une dictature. »
Non, ça ne m’intéresse pas. Pour tout dire, je ne vois pas trop la différence entre notre pseudo-démocratie qui manipule l’opinion et une dictature affichée qui aurait au moins le mérite d’être franche.
« Contrairement à ce que tu as l’air de penser, s’obstine Titi, un type de gouvernement totalitaire représenterait une catastrophe. L’Histoire a montré qu’en général, ils s’accompagnent d’une désastreuse rigidité, une tendance à appliquer des solutions figées aux problèmes. Ceux que nous rencontrerons seront trop complexes et inattendus pour que nous les surmontions de cette manière ! En quelques mois HANIWA serait une coquille vide à la dérive.
— Oui, oui, sans doute… On va à la salle de réunion pour le départ ? »
J’en ai marre de son discours pontifiant. En plus, pendant qu’il dégoisait, la baleine est remontée furtivement, a soufflé et s’est de nouveau engloutie. Je n’ai même pas pu la saluer comme j’aurais voulu.
Il inspire un grand coup. Je l’énerve.
« Ce que j’essaye de te dire, lâche-t-il, c’est que le service de sécurité a reçu des rapports alarmants sur la présence à bord de hauts gradés à tendance autoritaire ayant réussi à tromper les tests psychos préliminaires. On devait s’attendre à un coup d’État peu de temps après le départ, d’ici là ces gens faisaient profil bas. Ils attendaient la période translumi.
» Je n’étais pas dans la confidence ; on vient de m’en avertir et j’ai voulu tout de suite te mettre au courant pour te soulager… Ils vont bientôt faire l’annonce, mais voilà déjà une conséquence : personne ne va déranger ta copine la baleine. »
Quoi ?
Mes yeux vont se faire la malle, on dirait. Je lève la main pour m’assurer qu’ils ne sont pas en train de s’évader de leurs orbites comme une planète aspirée par un trou noir mutin.
« Tout ça, c’était de la poudre aux yeux, Alice. “Ils” ont décidé d’évoquer une crise imaginaire pour amener les wannabe juntistes à se déclarer avant le départ… Ça a fonctionné, la sédition a été circonscrite, les meneurs identifiés. Maintenant, que dirais-tu de venir avec moi ?
— Mais… les extraits d’actualités venus de la Terre ? Les aperçus sur le vaisseau-bidonville ? »
Il ne se donne pas la peine de me répondre, se lève, me tend la main. Bien sûr. Il est tellement facile de contrôler toutes nos comms ! D’un coup, la colère monte. J’ai envie de hurler sur Titi… sauf qu’il n’y est pour rien, ce serait injuste. Je me lève à mon tour, sans son assistance.
« À mon avis, nos dirigeants ont tort de jouer à ce jeu, grommelé-je. On ne gouverne pas en faisant des farces ! Comment pourront-ils compter sur notre confiance après un coup pareil ?
— En avouant ce qu’il en est dès que possible… Une forme de transparence, non ?
— Le résultat, c’est qu’on ne va plus croire un mot des annonces officielles. On restera complètement inerte en attendant le démenti. »
Peut-être cela leur convient-il, en fin de compte. Une foule passive, c’est cool.
« Je crois qu’un certain Velkiss Kort va entrer en contact avec toi, reprend Titi après quelques pas en silence, tandis que le trafic s’engorge à l’approche de la salle de réunion. Tu as beaucoup impressionné la cellule de crise par ton dévouement aux principes fondateurs d’HANIWA ; on va te proposer des tâches de plus haut niveau. Enfin, ce n’est pas à moi de t’en parler. »
D’accord, alors tais-toi, mec. Là, je ne suis pas d’humeur. On me félicite de m’être laissé entuber, c’est trop gentil !
Nous entrons dans l’immense espace et allons nous asseoir. Titi ne me quitte pas d’une semelle, j’ai l’impression qu’il redoute un éclat de ma part. Et qu’est-ce que je pourrais faire ?

Après des discours qui trouvaient le moyen d’être à la fois sirupeux et menaçants (« Vous voyez ce qu’il en coûte de ne pas être en phase avec la philosophie d’HANIWA ! Les meneurs ont été abandonnés dans une capsule avec balise de détresse et suffisamment de vivres ; nous resterons fermes, personne ne nous fera dévier de nos valeurs, etc. »), après quelques questions du public allant de la protestation intimidée à l’abjecte servilité, après que de petits robots volants ont bourdonné dans les rangs pour vérifier que nous étions bien tous sanglés, un immense écran s’illumine à 360 °. Enfin, s’illumine n’est pas le mot : il est tout noir devant moi, je dois tourner méchamment la tête pour apercevoir le flamboiement du soleil qui avale tout alentour.
« Notre départ est imminent, annonce une voix-off, car les porte-parole se sont sagement attachés parmi nous. Notre vecteur commence à apparaître. »
S’agirait-il de ce minable tremblotement en noir sur fond noir que l’on devine à peine, légèrement à gauche ? Eh bien, ils ne se sont pas cassés en effets spéciaux, songé-je. Puisque de toute manière on nous raconte n’importe quoi, pourquoi pas un peu de panache, du spectacle ?
Il semble – je dis bien il semble, si ça se trouve, je m’auto-suggestionne – que l’effet s’étale peu à peu. Mais que c’est lent ! À ce rythme, HANIWA ne transportera plus que des squelettes desséchés sur son fameux vecteur…
Que c’est chiant, un moment historique !
Sur cette pensée profonde, accablée par ma nuit blanche, je m’endors.

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