dimanche 24 janvier 2016

KR 1.6

J'eus à peine le temps de poster mon invitation à Sophie qu'une enveloppe enflait devant moi, m'informant de l'arrivée d'un message : H2O tenait à me rappeler que je n'avais toujours pas répondu à la partie "Organisation de notre société" du questionnaire d'arrivée. Je beuglai : "Anarchie non participative" sur les pixels, à la suite de quoi ceux-ci se décomposèrent en fractales psychédéliques pour se réorganiser en mots jaune citron sur fond vert. La phrase "Participez à notre grand concours" s'effaça pour laisser apparaître la suite : "Nous avons besoin de vous, Ylan, pour imaginer le slogan qui définira le mieux notre grande aventure ! Celui ou celle dont la formule sera choisie se verra attribuer un privilège envié de tous !!!"
J'ai éclaté de rire. J'en ai même pleuré. Un "concours" pour un "slogan" ??? "Slogan, formule brève et frappante, technique de communication préférée de la publicité et de certains hommes politiques", murmura mon patch. De la pub ? Pour qui, pour quoi ? Devait-on attirer quelques voyageurs E.T. fortunés de Rigel ou d'Altaïr ? A moins que ce ne soit une blague de l'IA revancharde ?
"Ting", se manifesta de nouveau l'icône orange sur laquelle apparut l'identifiant de Sophie. Je parcourus le message : accrocher un "mouchoir à mon hublot"... Merde, Sophie, t'es quand même pas née au vingtième siècle pour utiliser des machins pareils ! Un mouchoir, un hublot, et puis quoi encore ? Une fenêtre aussi, tant qu'on y est.
Je commandai au sas de se pixeliser en blanc et vocalisai "Slogan : Ni dieu, ni maître" aux servants cacochymes de la Machine. Et toc !
"Ding" me relança le réseau, affichant sans complexe en lettres rose fuschia sur violet : "Merci Ylan, votre contribution a bien été enregistrée". Le logo d'H2O reparut pour laisser place à une police différente, style gothique du siècle passé, en rouge sur noir cette fois-ci ; "Message important : notre départ est prévu pour le 31 juillet; en cette occasion, nous nous retrouverons dans l'amphithéâtre du cylindre central, zone C-MM0, où notre commandant et ses officiers nous présenteront notre plan de vol. Pour vous permettre d'utiliser au mieux ces quelques jours, nous vous proposons de vous inscrire dans l'un des ateliers suivants..".
Je postai un message à Alice Turmann pour qu'elle me rejoigne à l'Atelier Sciences, puis enchaînai avec des inscriptions en Médecine, Navigation ainsi qu'en Communication, où j'espérai avoir enfin l'opportunité d'enseigner à l'IA comment communiquer avec des êtres humains nés après 2025. Pour finir, je poussai jusqu'au Divertissement, non sans regretter mon fourreau lamé noir.
J'ai répondu à Sophie puis suis descendu faire - enfin - connaissance avec le labo.

Douze heures plus tard, je me sentais de nouveau à ma place; qu'importe si tout ça ne menait nulle part, sinon dans ma psyché saturée d'informations, tant que je pouvais jouir de ce labo. J'étais comme un geek après la première cession d'un nouveau jeu : harassé et repu.
La salle s'est allumée après avoir présenté mon œil droit, et c'était mieux que n'importe quel audio-med à immersion totale, mieux que les fastueux musées du vieux monde, ou que la salle de séjour de mon enfance lors des fêtes de Noël, bien mieux encore que les fantasmes que j'avais nourris depuis mon recrutement sur Haniwa. Mon labo. Mon bureau, avec un accès direct à Mon logement. Toutes les installations, les bécanes les plus récentes, les frigos, les vitrines, le tout étincelant et bruissant à mon entrée. Mon putain de royaume !

J'ai d'abord trouvé une place plus appropriée que mon sacrum pour la bio-puce. Puis je me suis mis à butiner dans la salle, ouvrant tous les contenants, détaillant tous les contenus, initiant des dizaines de procédures sur les machines pour le seul plaisir de les entendre ronronner et cliqueter entre elles.
Mes derniers travaux étaient déjà téléchargés dans l'Unité Centrale, le reste dériva de mon patch à la sous-IA du labo et j'y plongeai jusqu'à ce que le Réseau me tire de là par une salve de "Ding" hystériques : j'étais attendu en atelier Sciences.

Je n'y croisai pas la Turmann, déjà partie, mais un jeune post-doc inscrit au labo, un exfiltré de la SRDA, dernière république démocratique du continent africain, minuscule bout de terre au cœur de l'Afrique noire assiégé par les seigneurs de guerre salafistes. La "Sarda" et son bunker universitaire attiraient tout ce que le continent recelait encore d'êtres pensants. Etudiants, professeurs et leurs familles, personnels, tous logaient dans cette cité enterrée sous la capitale. Ils communiquaient avec le reste du monde par connexions ultra sécurisées ; c'étaient des penseurs de l'urgence, et parmi eux se trouvaient les génies les plus inventifs de ces temps.
Jezémia Macono, "Jéz" selon lui, compensait sa petite taille par un énorme coupe afro, boule soyeuse en équilibre sur un tout jeune homme, presque adolescent, avec un regard aux aguets et un sourire d'ascète. Sa thèse portait sur les translocations multiples, et je sus immédiatement quelles machines lui confier. Je lui transférai les codes d'accés du labo et filai en Médecine, oû j'étais attendu depuis plus de trois heures.
J'y retrouvai Mo, qui me sauta dessus à mon arrivée, me donnant du "cher ami" en me pétrissant l'avant-bras comme s'il ne m'avait pas ignoré depuis notre première rencontre. Je me demandai s'il n'avait pas profité de quelques substances désinhibitrices
Il me présenta les équipes et les thèmes : nutrition, prophylaxie, gestion de l'eau, de l'air, où je tombai sur un mémo d'Alice T., que je venais manifestement de rater de nouveau.
Je coupai court, plantai là Mo et sa nouvelle affinité pour ma personne et décidai de retourner au labo. J'abandonnai mes velleités d'améliorer les Communications, de rencontrer des membres humains de l'équipage ou de devenir la première meneuse de la Revue de l'espace. J'avais toutes les occupations que je souhaitais dans mon antre et suffisament de pistes de travail pour alimenter la plupart de ces ateliers sans bouger de mes quartiers.

J'y retrouvai Jéz, perché sur un coin de la paillasse centrale, discutant avec deux femmes, une grande blonde génomorphée à bouche de squale et une petite chose nerveuse, cheveux en broussailles et sourire caché, en qui je reconnus Alice Turmann.
Ils se sont tus à mon entrée et j'ai enfin compris que j'étais devenu le patron. Je ne ferais plus jamais partie de la bande. Alors, plutôt que de balancer une vanne accompagnée d'un café, je leur ai proposé un tour de paillasse, avec définition de leurs priorités en terme de temps-machine. Ensuite, de longues heures délicieuses ont passé dans les cliquetis des systèmes, les affichages de données flottant devant les postes de travail, la langue familière des labos, les échanges survoltés mais contenus, les murmures excités... J'ai à peine entrevu les deux nouveaux, un chef de labo français probablement deux fois plus âgé que nous tous, et une femme brune à l'air autoritaire, une Américaine habituée des colloques et des articles de vulgarisation. Je les ai laissés prendre leurs marques pendant que je poursuivais un premier tri des données avec Alice.
Quelqu'un, quelque part avait décidé que je dirigerais ce magnifique outil, et donc, jusqu'à ce que quelqu'un quelque part en décide autrement, je ferais tourner le tout à ma façon, à savoir en collectif d'esprits autonomes.
J'ai passé un bon moment à travailler avec Alice ; c'était agréable de ne pas avoir besoin de se parler. Je me suis surpris à la regarder se déplacer entre les machines, enluminée par les données flottantes. Elle bougeait comme une belette, souple, vive et jolie à sa manière tendue.
On a fini par faire une pause ; chacun s'est choisi quelque chose à l'auto-cook trônant au milieu du coin repos et on a tâché de faire connaissance, à la façon toujours un peu compassée des chercheurs. La grande blonde qui venait du Brésil s'appelait Leonora Mayor Campo Dos Santos et s'était fait connaître en dénonçant le labo qui venait de l'embaucher, pour une sordide histoire de tests sur les enfants des réserves amazoniennes. La brune, Jonette Alfmann, avait été, une dizaine d'années plus tôt, la plus jeune recrue du New MIT d'Alaska, avec ses travaux remarqués sur les bio-photons. Elle s'était ensuite fourvoyée en politique avant de devenir la porte-parole de la biologie de pointe auprès des médias. Quand au Français, Damien Lepic, il dirigeait le dernier labo de Centre Europe à travailler sur les cellules artificielles en composite multiplexe.
Aucun d'entre nous n'a été tenté d'évoquer les raisons qui nous avaient poussé à tout quitter pour rejoindre le Haniwa et personne non plus ne s'est risqué à commenter l'étrangeté de l'accueil : nous semblions tous soucieux de maintenir l'illusion d'une équipe "normale" découvrant un nouveau job dans un labo quelque part sur Terre, miraculeusement protégé des attentats, des procédures de sécurité et des restrictions budgétaires.

Les jours suivants ont coulé sur la même pente, des heures de travail entrecoupées de quelques pauses. Mo est passé avec sa fille, prétextant que celle-ci avait insisté pour voir le "garçon avec les cheveux rigolos". La petite me demanda, alors que je me baissais pour l'embrasser, si j'avais enfin vu la baleine, puis rajouta, "Et le grand cercueil du capitaine, tu l'as vu ?"
Son père la reprit dans ses bras et me lança en franchissant le sas : "Chouette labo, gamin ; avec tout ça, t'arriveras bien à nous tirer de là."
C'est là que le réseau décida de m'achever en m'annonçant, sur plein écran, que mon slogan "Ni vieux, ni traîtres", n'avait finalement pas été retenu pour le Grand Concours.

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