jeudi 16 juillet 2015

SQ 1.6

Bon, allez, c’est fini, c’est fini. Derrière moi, tout ça. S’il te plaît, H2O, tu pourrais t’arrêter de couiner et d’onduler comme une Salomé en plein trip anti Jean-Baptiste ? Tes voiles chamarrés s’effilochent, se reconstituent, pendouillent pour mieux se redresser dans un vent virtuel inexistant, STOP ! J’ai vu. Tu veux que je te consulte et me le fais savoir en toute délicatesse. Je tends la main, touche une partie de l’image. Une voix susurrante lit le texte qui s’affiche dans une police austère de forme et fluo de couleurs.

L’aventure a commencé ! Nous devons trouver une identité qui exprime pleinement cet extraordinaire voyage que nous allons accomplir, pour la sauvegarde de tout ce qui nous est cher. À vous de choisir notre SLOGAN. Dans une semaine, l’auteur de la contribution la plus pertinente recevra une merveilleuse surprise, un privilège envié !
Petit jingle ding-dingue-dong, et je me retrouve sonnée.
À ce point d’infantilisation, je ne sais pas quoi dire.
Ils sont vraiment opaques et méprisants à ce point ou bien il existe au moins quelque part un règlement de ce… jeu, concours, divertissement, coercition souriante ? Je vais farfouiller sur le réseau interne.

UN SLOGAN POUR HANIWA
Vos contributions Forum FAQ Nous contacter

« Nous contacter » ? Je clique là-dessus ; on m’invite à écrire à une dame Carsaw, responsable du suivi du projet. Non.
« FAQ ». Fuck, oui. Des sous-rubriques s’ouvrent.
Quelle longueur prévoir pour le slogan ?
Qui participe ?
Peut-on retirer une contribution déjà soumise ?
Comment gérer le ravissement qui risque de me submerger à cette lumineuse perspective ?
Non, là je déconne. Il y a un règlement explicite, oui ou merde ? Ah, voilà.
Conditions de participation
Des phrases en caractères tout petits petits, au cas où on n’aurait pas compris qu’on est au royaume de l’arnaque ; à droite, une barre d’ascenseur minuscule. Mon Dieu, il y en a pour quelle longueur ?
je m’engage à respecter les lois concernant la propriété intellectuelle…
participation collective, créer un identifiant à part sur H2O en précisant l’identité des personnes concernées… une seule personne tirée au sort pourra jouir du privilège en cas de victoire collective…
chaque contribution sera étudiée avec le plus grand soin…
D’accord, et par qui ?
le vainqueur sera celui ou celle qui aura su le mieux transmettre l’exaltation de cette aventure unique…
chacun doit se sentir concerné, la cohésion est primordiale dans un tel voyage…
Gare aux fesses de qui ne voudra pas « contribuer ». Y a-t-il un espace bûcher quelque part dans les coursives, en prévision des temps difficiles où il faudra redynamiser la cohésion ? Tiens, en voilà un slogan :

LES BOUCS ÉMISSAIRES SONT NOS AMIS

Bon, il faudra vraiment que je réfléchisse. Pour l’heure, je ne vois guère que

SAUVEZ LES BALEINES

Mais ça ne doit pas coller non plus.

« L’air, c’est la première priorité. L’eau, la deuxième. »
Voilà le message que je m’efforce d’ancrer dans les têtes. Cela paraît évident, bien sûr. L’air, l’eau. Seulement, même après des décennies de cris d’alarme sur les profonds déséquilibres chimiques intervenus dans l’atmosphère et les océans, sur les ravages causés par les pluies acides, sur la pollution urbaine, nous continuons, guidés par une mémoire atavique, à tenir pour acquise la présence forcément bienfaisante autour de nous de ces éléments. Surtout l’air. Comment quelque chose d’aussi transparent et omniprésent pourrait-il nous nuire, puisque nous sommes toujours là ?
C’est dans l’atelier « Écosystèmes » que je rencontre le plus d’écho. On y admet fort bien la nécessité de suivre de près tous les aspects de l’environnement dans chaque « bulle », température, hygrométrie, équilibre proies-prédateurs, flore, qualité des sols, de l’eau, de l’air. Des capteurs savamment disposés prélèvent déjà à tire-larigot, et l’atelier « Sciences », qu’Ylan Auch-Montega me demande d’animer conjointement avec lui, devra consacrer une part incompressible de son activité au suivi de ces échantillons. Si bien que je me suis retrouvée à enseigner à des bénévoles juvéniles, enthousiastes mais gaffeurs, comment respecter les procédures d’analyse. Les résultats sont entrés dans des tableaux à ouf dimensions qui peuvent présenter à la demande tous les graphiques corrélatifs imaginables. On est en train de programmer les alertes automatiques nécessaires, en prenant garde de ne pas se faire submerger par l’information. Il ne faut pas non plus que ça sonne au moindre pet de hyène.
Mais les décideurs refusent d’élargir ces mesures à la sphère humaine.
Je prêche alors la bonne parole dans l’atelier « Machinerie » afin que d’autres ressources similaires soient dégagées pour les espaces occupés par les passagers humains. Il est très important de les monitorer avec le même soin que ceux où planent les vautours de la savane (la richesse de représentation de la faune et de la flore continue à m’éberluer ; il y a vraiment une savane, des vautours et des hyènes !).
Je m’attriste de constater que, dans l’ensemble, chacun se cantonne à sa sphère familière. Les ateliers de réflexion sont ouverts à tous, mais le personnel soignant ne décolle pas de l’atelier « Médecine », les ingénieurs de celui consacré à la « Machinerie » et les flics de la « Sécurité ». Deux ou trois esprits curieux, comme par exemple une Sophie Mars sur laquelle je parais tomber partout où je vais, donnent certes dans le transversal, mais d’une manière à mon avis exagérée ; ils s’éparpillent. Cela dit, voilà sans doute les personnes les plus fréquentables d’HANIWA… À creuser.
Ma croisade, pour l’heure, c’est de m’assurer que dans les couloirs, nos quartiers et les lieux partagés, nous respirions au moins une atmosphère de qualité. C’est la base pour pouvoir réfléchir, travailler, se reposer, interagir, tout ce qu’on peut imaginer. Vivre.
« Machinerie » m’annonce qu’elle ne peut prendre l’initiative d’un tel dégagement supplémentaire de ressources pour une mission trop éloignée de sa responsabilité directe et me renvoie à « Médecine ». « Médecine » regrette, mais son rôle est de soigner les gens une fois malades ; la prévention, c’est très important, oh là là, mais concerne plutôt « Sécurité ».
À la réunion suivante de « Sécurité », je vois que Velkiss Kort fait partie des animateurs. Je l’aborde après le rejet de ma proposition (« C’est une histoire d’écosystèmes, ça. Vous avez vu avec eux ? ») :
« Alors, vous trouvez beaucoup de couches géologiques à creuser dans le vaisseau ? »
Oui, je me montre agressive. Ce type-là se moque un peu trop du monde, à mon goût.
« Je suis géologue de formation, m’assure-t-il, pas gêné le moindre. C’est cette familiarité avec les sciences qui m’a donné mon ticket sur HANIWA. Je suppose que je me suis présenté sous cette étiquette pour avoir l’air plus à ma place à vos yeux. J’étais intimidé. »
Je suis stupéfaite qu’il me croie capable d’avaler un tel bobard. Intimidé, lui ? Prise au dépourvu, j’éclate de rire.
« J’ignorais que la violette était votre fleur-symbole… Je vous voyais plus en bloc de granit.
La craie cède bien sous l’ongle », réplique-t-il.
D’accord, il joue les mystérieux. Ce type me met mal à l’aise.
« Quoi qu’il en soit, reprends-je, cela m’étonne que “Sécurité” ne se préoccupe pas davantage d’un aspect aussi fondamental. Ne pouvez-vous au moins y réfléchir ?
À nos yeux, les menaces pesant sur la sécurité risquent d’être avant tout le résultat de la malveillance.
Qu’est-ce que ça change ? Ce qui est important, c’est de détecter au plus tôt une altération de la qualité de l’air, non, quelles qu’en soient les causes ?
Oui, mais cette détection représente un problème technique, non policier. La suggestion qu’on vous a faite n’était pas mauvaise : pourquoi ne pas employer le matériel et les procédures mises au point dans l’atelier “Écosystèmes” ? »
Sauf que les responsables de cet atelier, comme les autres, défendent leur pré carré. Quand j’ai abordé la question avec eux, je me suis fait proprement débouter avec des arguments du genre : « Une fois de plus, vous voulez donner la prééminence aux besoins humains et n’accorder qu’une portion congrue des ressources à ceux de la Nature ! Allez donc voir les gens de “Machinerie” pour qu’ils vous fournissent en robots supplémentaires, nous n’en avons certainement pas de trop… »
Tiens, j’ai l’idée d’un slogan pour HANIWA :

L’INTERDISCIPLINARITÉ, NOTRE SEULE CHANCE DE SURVIE

C’est amusant, réfléchis-je le lendemain en attendant que la baleine vienne me faire un coucou, on se retrouve dans une situation où les espaces voués au « sauvage » sont monitorés jusqu’à l’obsession parce que créés de toutes pièces, et ceux voués à l’homme considérés comme ceux dont l’équilibre va plus ou moins de soi, un environnement auto-équilibré – du moins sous l’aspect atmosphérique. Comme si c’était l’urbain le naturel et la nature l’artificiel.
Voilà l’argument que je dois mettre en avant avec les gens d’« Écosystèmes », décidé-je : nos coursives, cambuses et quartiers en constituent un digne d’étude lui aussi.
Je pense que ça va marcher.
Je soupire devant cette perspective d’un autre débat difficile. J’ai l’impression de parcourir un circuit escheriforme en montée permanente.
Ah, la voilà ! J’aperçois le panache craché par son évent. Son dos dessine une courbe mouillée, gracieuse, à peine affleurante ; elle replonge tout de suite, apparemment préoccupée. Elle a du boulot plus bas. La petite foule de ses admirateurs se disperse, déçue. Fais pas trop la diva, cocotte, tu vas perdre ton public !
J’espère pouvoir revenir avant la mise à feu dans trois cycles circadiens. Je n’arrive pas à parler de « jour », la lumière ambiante ne le mérite pas.
D’ici là, il faut quand même que je m’occupe de ma promesse à oncle Bob ! J’ai presque finalisé le programme « endorphinoïde » des nanites cérébrales mises en culture dans un coin du labo. Auch-Montega me laisse toute liberté. Quelques vérifications à faire effectuer par le méta-log et ce sera bon.
Restera ensuite à envelopper ce fichier dans un bon cryptage qui me permettra d’envoyer le paquet sous forme d’un innocent diaporama. Que d’ailleurs je dois également constituer !
Bon sang, voilà peut-être ce qui me fait le plus honte : me livrer à la prise de selfies bien niais.
Autant commencer quelque part. Je me place dos à l’« océan » et mitraille non-stop pendant un moment. Il doit y avoir quelques mouettes derrière moi, j’entends criailler. J’ai pensé à sourire, au moins ?

***

C’est demain. Incroyable. Ça va vraiment se produire, HANIWA va débuter son voyage ! Nous sommes censés nous réunir dans le grand amphi pour vivre ensemble ce moment crucial ; ainsi, si certains ont du mal à encaisser l’accélération initiale, on pourra tout de suite leur porter secours.
Voilà la première idée qui me traverse la tête au réveil, la deuxième étant : Oh non ! Qu’est-ce qu’on me veut encore ?
H2O a repris sa petite danse Je-suis-là-je-te-veux. Arrête ton cirque, j’arrive !
Votre contribution a été retenue pour la sélection finale ! Les finalistes ICI !
D’accord, je touche ICI. Une liste de dix slogans s’affiche. Où suis-je là-dedans ? En lettres arc-en-ciel, comme il se doit :

SUR HANIWA, TOUS SOULÉS, TOUS SOLITAIRES

J’éclate de rire. Me voilà victime de la secte anti-lettre « D » ! Dire que je m’étais donné tant de mal pour être bien dans le ton sirupeux d’unanimité forcée… SouDés, soliDaires, c’était si difficile ?
Je m’habille et sors dans le couloir en secouant la tête. Il devrait y avoir dans quelques minutes une réunion de l’atelier « Communications », je vais voir s’ils peuvent réparer ça. Sinon, je n’en ferai pas une maladie.

BBBBRRRRROOO°°OOoOOMMMMMMMM !!!

Dans un bruit d’enfer, résonnant en échos monstrueux, une paroi d’acier vient de s’abattre à quinze centimètres devant moi… Un peu plus, j’étais coupée en deux !
Je fais un bond en arrière ! Par réflexe, je me retourne. Plus loin, une autre porte coupe-feu bouche la vue. Toute cette portion a été isolée. Une brèche, ailleurs dans le vaisseau ?
Affolée, je tombe à genoux. L’air ! Combien de temps sera-t-il respirable ?

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