jeudi 21 mai 2015

SQ 1.5

La vague te pourlèche obséquieusement.
Ton gros corps fuselé savoure
Cet élément qui l’enamoure
Et le fait rutiler au clair du firmament.


Sereine, gloutonne baleine
Dont la beauté gravide exsude le bonheur !
Devant ta majesté, sourde comme un sonneur,
Je perds ma voix et mon haleine.

Nous t’avons arrachée à l’océan primal
Que malfaisants nous détruisîmes
Pour t’emporter plus haut que cimes
Dans le vide dément, hostile à l’animal.

Sans connaître ta préférence,
Nous avons décidé, fols humains arrogants,
Qu’ayant pourri ta mer de nos sales onguents
Nous t’entraînerions en errance.

Déesse souveraine, au mal rendant le bien,
Tu dispenses ta grâce accorte
Et ta liberté d’âme forte,
Tu voles devant nous que chavire un noir rien.

Je suis ta piteuse servante !
J’abhorre ce vaisseau, ridicule prison,
Refrène mes sanglots, te parle d’horizon
En attendant la fin patente.

Dans l’espace des cris vainement ululés,
Au sein d’un glaçon titanesque
– Toi magnifique, moi burlesque –,
Nous subirons l’affront d’êtres pédonculés.

En guise de sieste, j’ai passé mon temps à triturer des mots dans ma tête. Qu’est-ce qui m’a pris, la fois où j’ai neuro-téléchargé les contraintes de base de la prosodie française ? C’était l’époque où j’essayais de m’intégrer au labo… Je perdais des paris. Il y avait même un garçon sympa qui s’intéressait peut-être à moi ; c’est pour ça que j’ai coupé les ponts : par peur de vivre.
J’ai passé l’« occasion conviviale », ou assimilé, dans un brouillard, à peaufiner mes arrangements de syllabes sans pouvoir m’intéresser un tant soit peu aux autres passagers. J’ai bafouillé quatre phrases pitoyables en réponse à Ylan Ruch-Montega qui me parlait de mon papier post-doctorant ; il a eu l’air surpris, puis écœuré par mon manque de réaction. En plus j’avais les yeux rouges – cet air conditionné m’irrite – ; si ça se trouve il m’a crue shootée. J’ai marmonné quelque chose sur une désorientation passagère due au voyage, il a eu la charité d’essayer de me croire. En fait je me demandais quelle rime trouver à « arrogants ».
Un type brillant, d’ailleurs ; il m’a indiqué des prolongements possibles très prometteurs à mon article… On pourra travailler dessus « à temps perdu », qu’il m’a dit. Bien sûr, cher chef, en plus de ma journée sous tes ordres, du boulot clandestin sur les nanites, des louches manœuvres qu’on risque de me demander d’effectuer dans ton dos. Point positif : ce gars est très très gay, je n’ai pas à craindre de harcèlement de sa part. D’autant qu’il m’a l’air d’une gentillesse absolue. Je pense qu’on s’entendra bien, mis à part le fait que je m’emploierai à lui dissimuler l’essentiel de mes activités.
À part ça, j’ai aperçu de loin Velkiss Kort, en grande discussion avec une ravissante jeune femme. Ils ne flirtaient pas, non, mais il y avait une espèce d’intensité dans leurs attitudes, leurs gestes retenus… D’une manière générale, j’ai remarqué que des regroupements avaient lieu, selon des critères qui m’échappaient puisque je ne parlais à personne. Les uniformes circulaient mais se mêlaient peu aux civils et ne se regroupaient guère non plus, patrouillant tels des leucocytes dans un corps pour l’heure en bonne santé. Kort, surveillance, portait une tenue trompeusement décontractée, jean effrangé passé de mode depuis cinquante ans et veste métallisée. Quel intérêt pour lui d’avancer à visage couvert et en même temps de se proclamer espion sur l’organigramme du vaisseau ? À moins que cette information provienne d’un autre service, les RH par exemple, qui fusillent en toute innocence sa couverture ? J’ai eu envie d’aborder le personnage, mais j’ai décidé d’attendre de meilleures conditions, un moment où je ne m’inquiéterais pas de la pompeuse diérèse sur « obséquieusement ». Bref, j’ai regagné mon antre dès que possible.

Je décide d’organiser un minimum mon intérieur. J’ai pêché tout à l’heure, à l’aveuglette, des sous-vêtements de rechange après la douchion, on va déballer le peu que contient mon sac. Soit dit en passant, je me suis rendu compte que la manière dont on me l’a délivré à l’arrivée est résolument hétérodoxe : selon les bribes de conversation surprises autour de moi, personne ne l’a encore, on est censé se rendre à proximité de la pustule d’amarrage correspondant à notre convoi… Cela me confirme que la « rencontre » avec le petit robot puis avec Ned, qui m’ont fourni par la bande des indices bizarres, n’avait rien de fortuit. Cela m’inquiète fort d’être ainsi, d’emblée, repérée.
Je m’assieds sur le lit, ouvre le bagage, farfouille un peu. Ça alors ! Mes gestes se font plus vifs, fébriles, bientôt affolés. Je vide tout sur la couverture douce, moirée.
La boule à neige a disparu.
Le sac ne dispose pas de serrure, c’est un bête conteneur de tissu, une poche de toile rude, robuste, dont le rabat s’accroche. Rien de plus simple que d’y prendre ce qu’on veut et de le refermer. Je crois qu’on m’a volé cet objet dérisoire. Pourquoi ? Cela s’est-il passé avant l’embarquement, pendant le transport, après l’arrivée – dans l’hypothèse où les portes ici ne se verrouilleraient pas ?
Je reste tétanisée. Rien n’est garanti, aucun espace inviolable.
La neige, je l’ai vue déjà, la vraie, étalée sur le paysage. Mafieux, même en petite-main, ça rapporte pas mal… Ces vacances-là, c’était le gros luxe, on n’y restait que trois ou quatre jours. C’était si étrange, du sol qui n’était pas du sol, une surface qui cachait la vraie vie, la figeait et, par là-même, la sauvegardait. Derrière la location, cette fois un minuscule chalet au bout de sa rangée, j’allais voir un petit triangle de terrain ignoré, inexploitable, sans trace autre que les menus pointillés de pattes d’oiseaux. J’ai osé une seule fois poser mon pied à l’intérieur de ce périmètre, et j’ai eu honte.
Trois semaines plus tard, ma famille était massacrée.

Assise sur le lit, je pleure comme les défunts glaciers.

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