jeudi 28 mai 2015

MF 1.4

C’est stressant, ma chère Libellule, et je suis contente que tu puisses encore m’aider à alléger mes angoisses... certes mon ami Marc semble très solide et me rassure, mais je le connais depuis si peu de temps, alors que tu es comme mon double... et même si nous nous sommes, parfois, déchargées l'une sur l'autre d’un trop plein de sentiments négatifs et de défauts, tu restes néanmoins celle qui me comprend le mieux.
L’agitation monte dans le vaisseau ! Ce devait être à peu près la même chose quand les émigrants sont partis  « aux Amériques »... Oui, je sais, les conditions ne sont pas les mêmes.
Nous sommes des « nantis », si j’ose dire, et nous n’arriverons pas dans une région inhospitalière remplie d’habitants susceptibles de défendre leur territoire.
Les conditions climatiques et environnementales sont agréables et même si ce ne sera pas tout à fait, ce qu’au siècle dernier, on appelait le « Club Med », par certains côtés, ça pourra y ressembler… Oui, grâce à des instruments particulièrement performants, nous savons tout sur notre future planète. C’est une chance !
Le vaisseau s’agite comme l’océan sous la tempête... si, si, je t’assure ; voyons ce dont il s’agit ?
H2O ?... de quoi s’agit il ? Avons-nous tellement été obsédés par la raréfaction constante de l’eau sur notre planète que nous n’osons plus la nommer ?
C’est une histoire d’eau ? lance un de nos voisins... oui, bon... non, ça signifie « Hommes d’Outreterre » dit un autre, alors que sa voisine rectifie sèchement : Humains d’Outreterre, si tu le veux bien.
Celaa commence bien ! Je sens que le caisson ne va pas être inutile.
Non, ils ne parlent pas d’eau... mais alors que veut dire ce sigle qui ressemble à une formule chimique ?
H2O ? C’est en réalité le réseau social interne du vaisseau.
Selon les dires de nos accompagnateurs, ce sera plus facile pour communiquer, surtout dans les périodes dites « de sommeil » - pour l’instant subordonnées à nos rythmes biologiques antérieurs - Enfin, ce réseau est censé limiter les agressions inévitables au cours de ce long voyage… Là, je suis un peu dubitative.
H2O, c’est H20.
Nous retournons donc à nos ordinateurs.
Réseau H2O... Commençons ! Choisissez un mot de passe.
Pour simplifier, je commencerai par H2O suivi de... pourquoi pas dolcevita ? Ce qui, j’espère définira la nôtre, à partir de ce moment. Je suis peut–être un peu trop optimiste, mais, qui a vécu sur Terre les 30 dernières années sait que rien ne pourra nous sembler difficile dans cette nouvelle vie, et de toutes les manières nous avons mis de notre côté tout ce qui était, en fait de chances, en notre pouvoir.
Selon une formule que j’ai empruntée à un théoricien historico-politique du début du siècle, la population du globe terrestre s’est scindée en deux groupes, celle qui a avancé et celle qui a reculé... et comme les progrès de la science ont mis en évidence qu’il était possible de reprogrammer l’ADN et d’utiliser ainsi un immense potentiel qui serait resté endormi, on peut imaginer que le gouffre entre les deux groupes n’a cessé de se creuser... Autant dire sans forfanterie, comme tu le sais, chère Libellule, que notre groupe fait partie de la première catégorie.
Évidemment, nous sommes tous connectés en même temps, ce qui ralentit l’accès à H2O.
Première question : Qui êtes vous ?
Une femme, âge ?... un peu plus de 40 ans (J)... bla bla bla...
Nous avons été des animaux très sociaux, très hiérarchisés, sur notre planète, mais nous avons laissé un certain nombre de certitudes et de repères sociaux derrière nous.
En ce qui me concerne, j’emporte les « alluvions  » de mon ruisseau personnel, ce qui s’est déposé au fil de mes expériences de vie, tout ce qui a fait que je ne suis plus aujourd'hui la même qu’à ma naissance.. ni même qu’à l’âge de 20 ans, en dehors de toute considération physique.
Il m’ a toujours semblé difficile de parler de moi à l’emporte-pièce, de me résumer à une case à cocher. Je ne suis pas comme ceci ou comme cela… mais, comme tout le monde, et notamment comme les gens qui ont des hémisphères cérébraux qui fonctionnent en harmonie, je suis l’amalgame d’un ensemble de caractères qui peuvent être contradictoires et changeants... ce qui se reflète également dans ma vie.
A force d’avoir loupé des occasions voire des rencontres du fait d’idées préconçues, je suis devenue plus ouverte d’esprit et je désire vraiment dénicher dans mon potentiel des capacités de souplesse encore inexploitées.
Je suis d’un naturel plutôt artiste, et j’adore la créativité, quel qu’en soit le domaine... même dans la science, et parce que j’aime manipuler la réalité, ma question favorite est : « Comment faire pour ? »
Cependant, j’aime par-dessus tout l’art décoratif et je pense que d’une manière ou d’une autre, nous pourrons nous occuper merveilleusement sur notre nouvelle planète.
J’adapterai les cours que j’ai donnés sur Terre, mais je ne sais pas encore comment.
Toutes les formes de cours d’art ou d’artisanat d’art que nous avons connus ne pourront exister sur notre nouvelle planète, faute de matériel et de matériaux.
Il y a sans doute de nombreuses façons nouvelles... à voir...
Pour le reste, nous avons les logiciels créatifs qui sont merveilleux.
Il sera évidemment très important de continuer à développer notre créativité. C’est un élément vital. Si notre planète a sombré, c’est aussi parce que nous avons restreint l’imaginaire.
Nous nous sommes laissé diriger par des groupes de personnes sans imagination et qui ne connaissaient que la coercition pour résoudre les problèmes, même si en France, par exemple, on a clamé haut et fort, pendant plusieurs années, qu’on avait des idées… euh ?
Pourquoi partez-vous ? :
Parce que je suis masochiste, peut-être(?). Nous étions si bien sur Terre... le corps lardé de puces électroniques et constamment harcelé par les tentatives effrénées de lobotomisation... Bref, je ne vais pas m’étendre sur cette rubrique. Nous avons déjà suffisamment décortiqué nos motivations…
Pour l’instant, nous sommes seulement en route depuis quelques heures et la route va être longue.
Je vois que l’organisation de ce transfert a été particulièrement bien étudiée.
A côté de la salle de gym, j’ai aperçu une salle dite « caisson d’isolement émotionnel », destinée à toute sorte de conflits, des querelles de couple aux discussions un peu vives entre amis ou…ennemis, provisoires ou permanents...
Une très bonne idée, basée sur le principe - intelligent - qu’on ne progresse pas en refoulant ses émotions pénibles, mais en les exprimant sainement afin de les transmuter.
Ceci pourra déjà contribuer à rendre l’atmosphère de ce vaisseau respirable.
Sur notre planète Terre, nous étions arrivés à des situations invraisemblables. Nos dirigeants s’étaient arrogés le contrôle de nos vies, nous interdisant ceci, ou nous obligeant à cela…
Comme tout le monde ici le sait, cette situation de dépendance extrême, qui convenait à une majorité redevenue primaire, causait beaucoup de souffrances à ceux qui, ayant le sens de leur responsabilité d’être humain, aspiraient à la liberté. Je fais partie de ce lot…
Ceci dit, liberté n’est pas synonyme d’anarchie et nous sommes conscients de la nécessité d’une discipline minimale.
J’ai entendu dire que nous élirions un groupe de cinq personnes, choisies parmi celles qui présentent un bon équilibre entre intelligence et sagesse. Ils seront en quelque sorte nos coordonnateurs ou nos coachs. Les propositions de chacun seront examinées en évitant les pertes d’énergie qui résulteraient d’un trop grand nombre de tergiversations.
Les problèmes seront examinés à mesure qu’ils se présenteront... et les plus grandes divergences se régleront dans le caisson d’isolement émotionnel.
Sachant qu’il ne sera pas facile de soigner des blessés dans le vaisseau ou d’enterrer des morts, on évitera de s’entre-tuer !
Je ne vais pas terminer ma visite sur ce réseau sur une note souriante, mais peut–être plus poétique et tendre, en rendant hommage à Laïka, la grande héroïne de l’histoire de la conquête de l’espace...
Sans elle, ce voyage n’aurait peut–être pas été possible.
Laïka était une petite chienne, croisement de husky et de fox-terrier, lancée dans l’espace le 3 novembre 1957 sur Spoutnik 2, dans le but d’étudier le comportement de l’animal dans les espaces interplanétaires.
Grâce à elle, notre épopée a toutes les chances de ne pas être plus dangereuse qu’un voyage en train.

Bon, je vais quitter ce réseau.
J’ignore si j’ai donné une idée suffisamment précise de ma personnalité à mes co-narrateurs, mais nous aurons le temps de nous découvrir.
On m’appelle pour les bagages. Il est temps de récupérer chacun le sien.
Il y a un compartiment prévu sous nos sièges/lits et, du côté gauche de chaque place, une petite penderie avec tiroirs, afin de ne pas être obligé de fouiller constamment nos sacs.
De toutes les manières, nous n’avons pas beaucoup de propriétés personnelles.
Certains de nos compagnons, spécialisés dans la méditation, ont appris aux plus "résistants" à se débarrasser de l’attachement, lors des séances préparatoires... aussi, entre et rien, nous avons choisi rien, pour la plupart d’entre nous.
J’ai équipé mon bagage d’une cellule électronique, afin de le repérer plus facilement… mais je ne suis pas la seule à avoir eu cette idée et la masse de bagages fait un beau concert.
Ce n’est pas grave et nous décidons de ne pas appeler nos bagages tous en même temps.
Comme chaque son est différent, avec un peu de discipline, l’opération se passe plutôt bien.
J’ai toujours été émue de retrouver des affaires personnelles... Va savoir pourquoi ?
En l’occurrence, je peux te dire que je suis encore plus heureuse de saisir mes affaires auxquelles je m’agrippe...
Je crois que je me sens un peu déstabilisée par ce départ et que j’ai vraiment besoin de repères, fussent-ils microscopiques.

A bientôt, chère Libellule.
Mosaïne

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